Sister

Ismène
Il ne faut jamais poursuivre l’impossible.

Antigone
Si tu parles ainsi, je te prendrai en haine et le mort, à bon droit te poursuivra de haine. Laisse-moi, avec mon imprudence subir ce danger. En tout cas je ne risquerai pas de mourir sans gloire.

Ismène
Eh bien, va si tu veux, mais saches qu’insensée tu demeures chère à tous les tiens.
Antigone de Sophocle.

 

 

Un jour de janvier 2012, je me suis réveillée couchée au milieu des cailloux de la Montagne Sainte Victoire dont, quelques instants plus tôt, j’avais entrepris l’ascension. Il m’a semblé  alors que je revenais de très loin et fallu très longtemps avant de reprendre contact avec le monde, avant de parvenir à quitter cet endroit qui  ressemblait aux limbes. Ce jour-là, à 40 ans, je suis devenue épileptique.
Les jours qui ont suivi, j’ai cherché ce qui avait pu se passer  et interrogé vainement cette sensation d’être-au-monde-sans-y-être dans laquelle j’avais été plongée si longtemps à mon réveil. Je n’ai pas eu d’explication, comme je n’avais jamais eu d’explications sur la schizophrénie de mon frère. Cela m’a donné le courage d’engager le projet auquel je pensais depuis de longues années : un spectacle qui parlerait de la maladie mentale, qui laisserait percevoir le monde des “esprits fendus” qui m’est familier depuis toujours.
Je voulais  depuis longtemps parler du regard des normaux sur les anormaux, utiliser le théâtre comme chambre d’écho à cette relégation des fous, des « dingues », hors des frontières de la bienséance conventionnelle. Je voulais ainsi mettre en lumière une question réservée trop souvent aux amphithéâtres des facultés et à l’intimité des chambres. Celle de la folie.
Ce faisant, il me semblait qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’envisager ce qu’il reste  en nous d’accueillant pour le différent.
Avec cette pièce, j’ai choisi  d’évoquer cette question du point de vue de ceux qui sont à côté, du point de vue de la fratrie, du mien. En effet, frères et sœurs de schizophrènes ne peuvent faire l’économie de considérer la maladie quand elle advient dans leur famille. Il leur est possible de la nier, de l’éloigner ou de s’éloigner eux-même, mais jamais celle-ci ne quittera leur  vie de la même manière qu’elle quitte rarement les malades. Ils sont les contemporains des ceux-ci et souvent, assignés à la plus extrême normalité par des familles déjà très éprouvées. Et, même si le vertige de l’incompréhension les saisi souvent, ils élaborent, contraints et forcé, un rapport avec la maladie, un rapport avec la différence.

La proximité de la folie révèle chez chacun d’entre nous une extrême fragilité. Il est fort probable que, si je n’avais pas eu de crises d’épilepsie, je me sois toujours considérée comme “en dehors” de cette question. En interrogeant la question de la maladie, il s’agissait d’interroger aussi la place du geste artistique qui fut pour moi- comme la maladie le fut pour mon frère- la seule et unique issue pour rester au monde. J’ai d’ailleurs voulu, à un moment, intituler ce projet “Les derniers émotifs” tant il m’est apparu peu à peu  évident, que la maladie mentale comme l’art permettent de surseoir à l’absence de place pour l’émotion au sein de la famille et  de la société. Que l’un comme l’autre sont, avant tout, des dégagements de temps, des dégagements d’espace, des dégagements de parole là où il en manque cruellement. Que cette maladie est une maladie politique car la famille est une société.

Quoi qu’on dise, quand on est schizophrène il ne suffit pas de prendre ses médicaments pour se bien porter. En pensant ainsi, nous ne faisons que nous débarrasser des questions politiques et existentielles que portent la maladie, ces questions qui nous troublent dans nos certitudes, nous oublions qu’il s’agit là d’une “maladie des émotions” comme dit Polo Tonka, auteur-schizophrène. En voulant évacuer la violence, nous évacuons aussi la poésie. Nous fabriquons de toute pièce l’idée rassurante d’un monde qui serait livré à des êtres humains sains et équilibrés, une idée contre laquelle une partie de la société se cogne avec fracas comme des oiseaux sur des vitres trop propres.

Mais pour la plupart des gens, ce n’est pas facile d’avoir accès à ça. Il y a des passages à niveau qui sont toujours fermés. Alors, il faut trouver des moyens pour essayer d’y aller. Il y a des “écrans”, des écrans à la représentation, des écrans de la signification. On sait très bien que quand quelque-chose n’a pas de signification, on est affolé.
Création et schizophrénie J. Oury.

Hélène Mathon, le 28 Novembre 2015, Lyon.

 

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